Marcel Mariën [Le chant du désert]
Pécuvard et Bouchet sont perdus dans le désert. Ils sont épuisés et assoiffés et leur progression sous le soleil de plomb se fait de plus en plus lente.
Pécuvard : Tu crois que c’est encore loin, Bouchet ?
Bouchet : Qu’est-ce qui est loin, Pécuvard ?
Pécuvard : Là où nous serons sauvés.
Bouchet : Il faut croire que nous serons sauvés, Pécuvard, il faut y croire, sinon nous sommes foutus.
Pécuvard : Si au moins il y avait un petit signe.
Bouchet : Même sans petit signe, il faut y croire, tu le sais bien.
Pécuvard : Oui, je le sais bien mais un petit signe serait tout de même le bienvenu.
Bouchet : Crois que nous serons sauvés et ta foi déplacera les montagnes.
Pécuvard : Je préférerais qu’elle m’apporte à boire.
Bouchet : Et que cette boisson te soit apportée par le dromadaire de charme ?
Pécuvard : Ah ! le dromadaire de charme ! quelle légende magnifique !
Bouchet : Certains disent que ce n’est pas une légende, Pécuvard. Certains disent l’avoir vu.
Pécuvard : Ils disent avoir vu le dromadaire de charme ! Des fumistes ! Des raconteurs d’histoires !
Bouchet : Et s’il existait pourtant ? S’il apparaissait là-bas, au sommet d’une dune ? S’il nous regardait de son regard bienveillant et accourait vers nous, porteur d’une outre remplie d’eau fraîche ?
Pécuvard : Regarde là-bas, Bouchet, regarde !
Bouchet : Je ne vois rien de particulier.
Pécuvard : Mais si, là-bas, au sommet de cette dune !
Bouchet : Ce vague petit point dans le soleil ?
Pécuvard : Il s’avance vers nous. Mais regarde ! C’est un dromadaire ! Je ne rêve pas, c’est un dromadaire !
Bouchet : Oui, je le vois moi aussi, à présent, mais je refuse d’y croire. N’oublie pas que nous sommes en plein désert, Pécuvard, et qu’un désert est toujours plein de mirages.
Pécuvard : Je me pince, donc je ne rêve pas et je le vois qui s’avance vers nous. Il grossit à vue d’oeil. C’est un dromadaire ! Je t’assure que c’est un dromadaire !
Bouchet : Notre foi nous aurait-elle sauvé ? Voilà que j’aperçois son regard bienveillant. Serait-ce vraiment le dromadaire de charme ?
Le dromadaire de charme, qui entre : Bonjour, je suis le dromadaire de charme.
Pécuvard : Enchantés, vraiment enchantés, il n’y a pas plus enchantés que nous.
Bouchet : C’est un pur délice que de vous voir arriver.
Le dromadaire de charme : Tout le plaisir est pour moi.
Pécuvard : Vous êtes donc le vrai dromadaire de charme ? Celui de la légende ? Qui s’en vient sauver les explorateurs perdus en plein désert pour les mener à bon port ?
Le dromadaire de charme : Eh oui, c’est moi, c’est bien moi. Le dromadaire de charme pour vous servir.
Bouchet : Ceci est le plus beau jour de ma vie.
Pécuvard : Vous nous apportez donc une outre remplie d’eau ? Bonheur !
Le dromadaire de charme : Crotte de bique, je l’ai oubliée.
Bouchet : Oublié quoi ?
Le dromadaire de charme : L’outre remplie d’eau. C’est terrible, je suis de plus en plus distrait. Comment expliquer ça ?
Pécuvard : Ce n’est rien, je vous assure, ce n’est qu’un détail.
Le dromadaire de charme : C’est déprimant.
Pécuvard : Nous puiserons dans nos dernières ressources pour reculer encore l’instant divin où l’eau fraîche sortira de l’outre pour nous rafraîchir le gosier !
Le dromadaire de charme : Ne vous inquiétez pas, je suis véloce et nous serons vite à bon port. Ne perdons pas de temps. Permettez que je m’agenouille pour que vous puissiez me grimper sur le dos.
Bouchet : Mais je vous en prie, faites donc.
Le dromadaire de charme, qui s’agenouille : Lequel de vous deux est monsieur Vladimir ?
Pécuvard : Vladimir ? quel Vladimir ?
Le dromadaire de charme : Je suis chargé de recueillir monsieur Vladimir et monsieur Estragon. Alors, vous êtes monsieur Estragon ?
Pécuvard : Non, je m’appelle Pécuvard et voici mon ami Bouchet.
Le dromadaire de charme, qui se relève brusquement : Vous n’êtes pas messieurs Vladimir et Estragon ? Mais c’est une histoire de fous !
Bouchet : Mais non. Mais quelle importance ?
Le dromadaire de charme : Crotte de bique ! J’ai dû me tromper de direction. Et ces pauvres messieurs Vladimir et Estragon qui doivent m’attendre dans un épuisement total et presque morts de soif ! déjà que j’ai oublié l’outre remplie d’eau fraîche ! Désolé, mais j’ai affaire ailleurs. (Il part au grand galop, laissant nos amis pantois.)
Bouchet : N’aurais-tu pas le sentiment, Pécuvard, que parfois l’injustice règne sur le monde ?
Pécuvard : Une injustice totale, Bouchet.
©Paul Emond – histoire de l’homme. Tome I. [Lansman éditeur // 2007]